Colonialisme quotidien
Il est évident que notre histoire ne revivra jamais, à moins que le présent n’en vienne un jour à justifier notre passé.
- Pierre Vadeboncoeur
Le passé n’est rien si l’avenir reste intact.
- Jacques Ferron
Sous le familier, disait Brecht, découvrez l’insolite. La formule, bien qu’éclairante, devrait toutefois s’appliquer à rebrousse chemin pour les peuples dont la dépendance prolongée a engourdi les facultés. Sous l’insolite de certains événements, il nous faut précisément redécouvrir le familier, la résignation quotidienne érigée en système dans lequel s’abolit l’Histoire et un réel qui ne sait plus se dire. Ainsi, lorsque Paul Saint-Pierre Plamondon affirmait que l’histoire du Canada en est une « d’assimilation » et qu’il ne fallait pas oublier « les déportations, les exécutions » subies par les francophones de même que l’interdiction de s’éduquer en leur langue dans plusieurs provinces ; que ce régime, par ailleurs, « a été constant durant toute son histoire », c’est tout comme si nous revenions partiellement à la vie, le temps d’une polémique, réalisant que certains cherchaient à nous l’enlever[1]. Et plus largement, lorsque Pierre Falardeau nous dit que
L'histoire nous enseigne que la défaite de 1760 marque le début de l'occupation militaire de notre territoire. La défaite de 1837-38, elle, marque le début de notre mise en minorité collective et l'annexion définitive de notre pays, annexion préparée par le Union Act de 1840 et consacrée par le système néocolonial de 1867. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : notre pays a été conquis par la force et annexé par la force. Et ce système féroce d'exploitation coloniale puis néocoloniale dure encore.
nous ne pouvons qu’en conclure que cela est évident. Trop évident. Bêtement évident. Au point où l’on se sent diminué d’avoir entrepris la compréhension de notre existence en prenant soin de mettre sous le tapis ses fondements historiques et d’envisager un avenir dans la coquille vide du parlementarisme. Et c’est justement cela qui insupporte le colonialisme canadian. Lui rappeler la simple vérité de ses origines — de son existence dirigée contre la nôtre — c’est parler une langue autre que celle qu’il a mise à notre disposition, avec ses moyens de gentlemen, pour nous faire tourner en rond dans l’enclos administratif de nos champs de compétence jusqu’à l’abandon, en douceur, de qui nous sommes — c’est-à-dire comment concevoir, dans un même mouvement, nos origines et notre continuité. Sa langue à lui, c’est, comme le faisait voir Godin, « l’approximation, la demi-vérité[2] » ; c’est le monopole de faire de la vérité avec du mensonge. Et inversement : d’ériger en figure de mensonge et d’exagération grotesque la plus simple des vérités.
Vous parlez de votre histoire : « vous êtes des dangereux », nous dit tel ministre libéral. « Regardez en avant », dit l’autre avec une bienveillance de chien policier qui n’attend que l’ordre de bondir. L’irrationalité qu’ils cherchent à nous coller correspond exactement à celle dans laquelle ils risquent de basculer. L’on sent bien qu’un équilibre est rompu. La dialectique où la relation Québec-Canada se rapportait à quelques batailles de transfert de fonds menées par un nationalisme de PDG semble futile. Il convenait jusqu’à là, pour le fédéral, de jouer son rôle d’État pourvoyeur et d’assouvir nos crisettes de provincialisme suscitées aussi rapidement qu’elles sont satisfaites. Or, le décor vient de tomber. Il sera vite rétabli et la polémique, quant à elle, oubliée dans la conduite des affaires provinciales au jour le jour ; mais le temps d’un moment, cette relation nous est apparue pour ce quel est : une relation de mort à laquelle survit tant que bien mal notre peuple en symbolisant son existence incertaine à travers quelques dates. 1839 ? Il faut persister. Au député Boulerice de répondre que nous sommes, tout de même, en 2024. À quoi il aurait pu ajouter que le tiers-monde est populeux pour faire un brin plus intellectuel.
Au nom d’un présent qui, de toute façon, ne nous appartient pas, on nous demande de rejeter un passé, comme si l’on risquait de s’y égarer et de rater la marche de temps. Derrière les allures de progressisme d’une telle déclaration, nous entendons bien l’appel à se contenter de notre existence incomplète. Nous entendons bien le rappel à l’ordre. Il n’y a, en réalité, rien de plus passéiste que cette vieille rhétorique tout droit héritée des missions civilisatrices de l’Europe en Afrique. La force du régime réside dans sa capacité à faire du statu quo le plus médiocre l’horizon d’un universel dont nous ne sommes jamais tout à fait dignes et pour lequel il faut diriger nos efforts à se dissocier de nous-mêmes pour espérer l’atteindre. Face à cette mystique de l’« occupez-vous donc des vrais enjeux », trop de Québécois se résignent au rôle d’otage qui leur est fait. Trop d’entre nous, effrayés à l’idée de rester à jamais enfermés dans le particularisme d’une histoire dont nous peinons à concevoir la continuité, s’adonnent aux joies de la collaboration en espérant atteindre une grâce, et n’ont plus de politique que celle de creuser le plus efficacement possible leur tombe.
C’est que l’universalisme du régime est constamment grandi de tout ce qu’il garde dans l’ombre. On peut bien nous faire refouler notre histoire qu’on ne nous dit pas où elle se rend. Or, notre passé nous le dit. Il nous dit l’exigence d’exister et la vie agonique de ceux qui s’y refusent (ce qui n’est pas la mort définitive et rassurante pour les opportunistes en tout genre qui nous enjoignent constamment à « tourner la page »). Et la plus timide des expressions indépendantistes aura toujours ceci de bénéfique qu’elle rend insupportable ce trop-plein d’existence pour ceux qui, tel Boulerice, ménagent dépendance active et progrès social.
En bon francophone de service, il n’a fait, en pointant la modernité à laquelle il cherche à nous rendre « digne », que mettre à nue ses réflexes de honte à l’égard de notre histoire. Comme si cette histoire ne faisait, en la proclamant, qu’attester de ses limitations, de ses gestes manqués et de son incapacité à rejoindre sa propre modernité. Boulerice rend compte de cette fatigue qui frappe bien des Québécois à la seule idée de concevoir une existence en dehors du système de valeurs incarné par le cadre canadien, lieu saint de la tolérance, de la possibilité de négocier et de l’union heureuse qui seule, puisse répondre à l’urgence des vrais enjeux de ce monde[3]. Le colonialisme ? De l’histoire ancienne. Il s’en veut l’exemple vivant. La preuve que le Canada ne repose pas sur une volonté assimilatrice : le député a pu se domestiquer en français ! Au peuple de suivre la cadence. Sans histoire — et donc sans possibilité de prononcer un avenir dans lequel s’engager — la modernité ce ne peut être, pour lui, qu’être canadian. Après tout, nous sommes en 2024. Voilà donc une pensée de gauche si intellectuellement équipée qu’il lui suffit d’évoquer le temps qui passe pour se convaincre que le colonialisme a une date de péremption. Et ça vaut pour tout le reste. La gauche fédéraliste sera une citoyenne du monde accomplie, sauf quand il s’agit d’être farouchement patriote sur la tête du Québec et de combattre la part d’universel qu’il y aurait à libérer ce pays du Canada qui seul — et il est prêt à toutes les violences pour atteindre ce but — doit avoir la charge du système d’acceptation dans lequel nos aspirations, même nationalistes, peuvent évoluer.
D’humaniste, enfin, si l’histoire du Québec va un jour de l’avant avec son indépendance, on ne retiendra d’un député comme Boulerice, au plus, la figure d’un Uncle Tom à services sociaux. C’est sa contribution à l’avenir de notre collectivité. En essayant de nous ramener à l’ordre il a dit sur le mode d’un pet nerveux (et assez honteux, d’ailleurs, pour retirer son propos) ce que des générations de politiciens racistes ont théorisé pour nous mettre hors d’état de nuire. Il nous prouve une fois de plus que le colonialisme canadien n’est pas une erreur de parcours dans une histoire qui tendrait vers l’intégration harmonieuse de ses peuples : les conquêtes, les pendaisons, les annexions et les occupations en sont plutôt le fondement. Et la gauche de ce pays a beau jouer la mascotte de toutes les causes humanistes, il n’en demeure que sa pensée suit le cours d’un projet colonialiste duquel elle ne peut échapper.
Faisons donc vivre notre histoire dans le récit du présent, non plus à travers quelques incidents médiatiques, mais en tout temps, avec ce souci de débusquer, partout, les fondements colonialistes du régime. Et dès lors, toutes les paroles de la « gauche » fédéraliste nous feront l’écho de ce qu’elles sont véritablement : un cadenas avec ses promesses de grand nulle part où nous errons, forcés de ravaler nos défaites ; une prison dorée de chèques bilingues avec lesquels on courtisera les plus faibles d’entre nous ; un avenir où, sous prétexte de pragmatisme politique, il n’y aura d’autre ambition que de nous rendre absents à la réalité, notre réalité. Par conséquent, ramener le Canada à ses origines — qui ne se dissocient pas de son projet — c’est lui faire violence, c’est faire sonner la cloche d’un nouveau combat, parmi tous les autres, alors qu’il nous pensait égarés pour de bon. Et cette violence nous recompose ; elle nous sort de ces cercles irréels, comme les qualifiait Fanon, des milles petites libertés avec lequel nous agitons le change de notre vie collective ; elle nous ouvre à la seule liberté qui porte véritablement sur l’universel.
Derrière l’insolite, disais-je, redécouvrons le familier. Provoquer ce régime, c’est revenir au réel, c’est retrouver nos responsabilités.
***
L’abandon par le camp indépendantiste de la référence au colonialisme dans sa lutte a laissé place chez qui prétend être « de gauche », au Canada, pour en reformuler une version délibérément simplifiée. Une version affective, émotionnelle, où la Conquête et les annexions ne se rapportent plus aux origines véritables du Canada, mais sont traduites en termes de rencontre fortuite entre « peuples fondateurs ». On connait le refrain de ce patriotisme Canadian Tire qui fait du vivre ensemble à la chaîne depuis les centres de pensée à Toronto ou McGill. Il s’empresse de liquider la dimension historique de son colonialisme et de le situer sur le plan de relations individuelles ou administratives. Il accomplit ainsi le tour de force d’énoncer ses propres solutions comme étant les seules valables à un problème qui n’est jamais la faute de personne et dont il incombe à tous d’y mettre du sien. Ainsi, ce colonialisme, dans la bouche de ceux qui en relèvent les traces depuis leur revue subventionnée, n’appelle pas le droit à l’autodétermination de ses victimes. Il se pense plutôt comme un système en apesanteur de l’histoire qui n’a jamais de compte à rendre avec ses violences originelles. Ou lorsqu’il le fait, il se donne lui-même le change en déclarant non-cédé quelques parcelles de territoire que les oligarques du régime, tels les Molson[4], occuperont par la porte d’en arrière. Les seigneurs de bons sentiments peuvent bien se payer quelques reconnaissances symboliques comme autant de médailles qu’ils s’attribuent entre eux pour avoir sacrifiés les soldats de leur cause, nous savons pertinemment que reconnaître une faute à ce régime, c’est nommer l’insoutenable exigence de le changer.
Plus largement, à chaque fois où le Canada perfectionne et précise son cadre constitutionnel, il offre en contrepartie, si ce n’est un décor de statu quo et d’un pays où les structures nous tombent dessus avec cette fausse évidence d’y avoir toujours été, l’illusion de son autocritique, d’un pays dont les mœurs deviennent plus libérales. Alors qu’en vérité, il n’y a derrière ces apparences que des justifications après coup, des moyens pour le régime de s’établir avec un coup de couteau de plus dans le corps québécois qui git comme le cadavre de nos révoltes, de nos révolutions et de notre indépendance manquée. C’est vrai pour la Conquête. Pour les Patriotes. Et ça dure. Ça dure jusqu’à la loi sur la Clarté.
Et ce, parce qu’il ne suffit pas pour un colonialiste de conquérir un peuple et d’en pendre les leaders. Et il n’y a pas de juge au-dessus de l’Histoire universelle des peuples dominés pour sanctionner une bonne fois pour toutes leur défaite. Les situations peuvent échapper au colonisateur. Un pays, ça se débat contre la camisole de force de l’Histoire. Et il suffit parfois d’un petit incident, comme le disait Jacques Ferron, pour risquer les gros. Le régime sait donc pertinemment qu’il ne peut s’en tenir, pour chercher à pérenniser sa domination, à un état de siège permanent qui maintiendrait nos consciences bien échauffées. Le colonialisme, tout comme la décolonisation, sont des projets. Ils s’écrivent au futur. L’un pour mystifier le passé et le présent des conquis, l’autre, pour les libérer.
Ce que le colonialisme cherche par-dessus tout, c’est de dissocier le colonisé de lui-même, c’est d’orienter son agir vers la sauvegarde de droits qu’on lui cèdera ici au compte goute pour mieux les reprendre ailleurs. S’épuisant à défendre sa position d’assiéger, on espère ainsi lui faire perdre sa signification tant il lui apparaitra normal que sa conduite doive se rapporter à Autre. Lorsqu’un peuple peine à se reconnaître et à reconnaître à qui il doit ses réalisations, alors sa défaite définitive n’a même plus à être proclamée tant il a déjà perdu conscience de sa prison.
Or, un tel système dont l’efficacité ne peut que s’accroitre avec le temps, ne pourra pas définitivement triompher. Victime de lui-même, le colonialisme enfante un peuple qui n’en finira jamais d’être la version dégradée de lui-même s’il ne se décide pas d’assumer une existence et d’en prendre les moyens. Le Confédération ne pourra jamais complètement abolir la relation à laquelle elle nous lie. Son terme ne sera pas la mort confirmée, définitive ; ce ne sera pas cet oubli de nous-mêmes qu’elle souhaite tant nous voir consumer dans la besogne de nos affaires quotidiennes. Non. Ce Canada sera toujours un long grincement dans l’âme dont nous ne nous habituerons jamais, humiliés en notre langue, en nos aspirations et dans notre assurance face à l’avenir en général. Même si tout semble parfois perdu, le terme de cette relation ce ne peut être que l’existence, tout simplement, mais avec toute la radicalité qu’elle implique quant à la pérennité du régime.
« Nous sommes un destin », disait Pierre Vadeboncoeur[5].
[1] Le Canada a toujours voulu assimiler le Québec: PSPP rappelle les «exécutions» et les «déportations», Journal de Montréal, 16 avril 2024
[2] Gérald Godin, « La folie bilinguale », Parti pris, vol. 3, no 10, mai 1966, p. 58.
[3] Hubert AQUIN, « La fatigue culturelle du Canada-français », Blocs erratiques, Les Éditions Quinze, p. 89-90.
[4] Le Centre Bell est, après tout, un territoire non-cédé sur lequel germe la libération autochtone, c’est connu.
[5] Pierre VADEBONCOEUR, Un génocide en douce, L’Hexagone / Parti pris, p. 185.